Clinique psychiatrique de Zagreb, Croatie

- Un, deux, trois, allons dans les bois..
-Ta gueule, j’essaie de bosser.
-Mon cul que tu bosses. Depuis quand tu lis des bouquins ?
-Depuis qu’on m’a foutu dans la même chambre que toi, abrutie.

Indiana prit appui sur ses coudes et se releva du matelas miteux sur lequel elle était supposée dormir. Elle leva son majeur en direction de son compagnon de chambre et s’affala bruyamment sur une chaise en bois. Elle se mit à picorer les chips qui traînaient dans l’assiette en face d’elle et s’appliqua à les mâcher en faisant le plus de bruit possible. Isaac releva la tête en soupirant.

-Est-ce que tu essaies de m’énerver parce que ce que je t’ai dit tout à l’heure t’as vexée ?

Pour seule réponse, Indiana ouvrit grand la bouche et tira la langue pour bien montrer son contenu. Isaac plissa le nez.

-J’ai juste dit que t’allais probablement sortir de là avant moi parce que t’es une bourgeoise et que ta famille a assez de thunes pour pouvoir acheter trois fois les pyramides d’Egypte.

Elle fronça les sourcils et inclina la tête sur le côté.

-Je ne vois pas ce qu’ils feraient avec les pyramides d’Egypte. Surtout trois fois, c’est carrément inutile.

Elle sourit, amusée, avant d’ajouter.

-Ce qui me vexe, c’est que tu m’associes à eux. Je ne suis pas une bourgeoise, sérieusement j’ai une gueule de bourgeoise ?
-T’y peux rien, Indie, tu devrais plutôt t’estimer heureuse d’avoir une famille riche. Ils vont payer pour te faire sortir. Moi j’peux toujours attendre.

Ils entendirent frapper à la porte. La voix sévère du surveillant leur parvint.

-Eh les deux allumés c’est le moment de dormir. Alors fermez-la et couchez-vous. Et chacun dans son lit si vous voulez pas vous retrouver en isolement.

Docilement, les deux compagnons s’allongèrent dans les lits superposés en attendant que les pas du surveillant s’éloignent. Aussitôt qu’ils ne l’entendirent plus, la tête d’Indiana surgit au-dessus d’Isaac. Elle tendit la main vers lui tandis qu’il fouillait dans son pantalon, et lui remit une petite pilule blanche qu’elle observa attentivement.

-Tu vas rien dormir avec ça, tu sais. L’ecstasy ça excite plus qu’autre chose.

Elle glissa sur lui un regard torve en haussant un sourcil.

-Le premier qui serait heureux de me voir excitée c’est bien toi, alors la ferme. Et t’es vraiment le pire dealer de tous les temps. C’est de la méthadone ça, pas de l’ecsta. Pour sûr que je vais bien dormir.
-Rappelle-moi pourquoi je te parle.

Elle désigna sa propre tête de l’index.

-Parce que tu-sais-qui me parle.
-Il t’as parlé récemment ?
-Oui. Il m’a dit que tu pouvais aller te faire enculer bien profondément.
-ça doit être agréable de se faire enculer par Dieu.

Isaac tira sur sa couette et ferma les yeux. Indiana se remit à sa place et avala la petite pilule. Pour une fois, elle plongea rapidement dans un sommeil sans rêves.


Deux ans plus tard, Boston, Etats-Unis

Elle se réveilla difficilement et repoussa les draps d’un geste agacé. Elle attrapa son réveil pour le balancer à l’autre bout de la pièce. Elle voulut se rendormir, mais elle savait d’avance que c’était peine perdu. Indiana est une insomniaque, depuis son enfance elle passe ses nuits les yeux ouverts et ne finit par s’endormir qu’aux premières heures du matin. Elle a appris à faire avec, et maintenant elle passe de longues soirées à peindre jusqu’à ce que l’aube se profile à l’horizon. Elle se frotta les yeux et releva ses cheveux en une espèce de chignon à peine soigné. Elle se leva pour ouvrir la fenêtre. Le soleil était au zénith et elle fut ravie de constater que l’été était bel et bien de retour à Boston. Elle s’accouda au balcon le temps d’une cigarette et ne la termina même pas, trop agacée par le bruit des voitures qui passaient en bas de chez elle.
Elle n’aimait pas spécialement Boston. Elle était trop dépaysée par cette grande ville en constante agitation. Les gens se bousculent dans les rues, hurlent dans leurs téléphones et les gérants de bar se battent pour désigner lequel d’entre eux a la meilleure bière. Mais en sortant de la clinique de Zagreb, elle n’avait pas eu le choix. Ses parents l’avaient foutue dans le premier avion qu’ils avaient trouvé en direction des Etats-Unis en lui donnant une valise et une carte de crédit qui lui donnait un accès illimité aux comptes en banque de son père milliardaire. Comme ça, elle n’avait pas à se plaindre n’est-ce pas ? Ils lui avaient mis en tête que Boston était une ville pour les gens comme elle. Les parents d’Indiana n’ont jamais supporté l’idée d’avoir une fille malade. Oh, elle aurait eu une leucémie, ça aurait été plus attendrissant qu’autre chose, ils auraient au moins pu lui apporter des chocolats à l’hôpital. Mais là, c’était autre chose. Lorsqu’elle fut renvoyée de son lycée pour avoir poussé une de ses amies du haut d’un toit, ils la refourguèrent à la première clinique qu’ils trouvèrent, terrifiés à l’idée de voir leur réputation se ternir.
Elle se dirigea vers la cafetière et observa les morceaux de sucre se dissoudre dans le liquide brûlant. Elle ne s’en sortait pas si mal que ça, finalement. Elle avait un appartement, des bars et des boîtes où s’éclater, et de la drogue à en crever. Elle fouilla dans sa poche pour en sortir des restes de poudre blanche et les ajouta à son café. Elle mélangea en jetant un regard à la statuette de la Vierge qui trainait sur sa table.

-Quoi ? C’est pas en me fixant comme ça que j’vais arrêter, hein.

Aussi étrange que cela pouvait paraître, la religion occupait une place importante dans la vie d’Indiana. En vérité, ses insomnies à répétitions et la maladie qui lui bouffe le cerveau, associées aux drogues qu’elle prend continuellement l’ont conduite à se détraquer toujours plus, jusqu’à entendre des voix. Depuis, elle est persuadée qu’elle est l’élue de Dieu et que tout ce qu’elle fait fait partie d’une mission divine. Elle ajouta d’un air faussement exaspéré.

-Et tu ferais mieux de te regarder toi, avec ton foulard sur la tête et ta peau toute blanche. T’as jamais pensé aux UV ou quoi ? Sérieusement, il fait 45 degrés dehors et Madame est là, elle bouge pas, elle sort même pas se bala..

Interrompue par la sonnerie de son portable, elle décrocha frénétiquement.

-Quoi ? C’est qui ? Et inutile de répondre « c’est moi », je ne peux pas deviner après tout je ne suis pas médium, bon je pourrais certes reconnaître à la voix mais il faudrait que vous ayez un timbre de voix vraiment exceptionnel et.. Chris ?! Bordel je suis contente de t’entendre, passe me voir j’ai rien à faire aujourd’hui. Non je n’ai encore rien pris, peut-être un peu de C mais il m’en restait plus beaucoup, pourquoi tu me demandes ça ? Tu veux que je te prépare à manger ? On sort ce soir ? D’accord, d’accord, je raccroche aussi alors, je ne vais pas rester au téléphone en parlant toute seule ça serait complètement idiot. Tu as des nouvelles d’Isaac ? D’accord, tout à l’heure.

Les journées de la brunette ne sont jamais vides. Lorsqu’elle n’est pas seule, Boston lui parait soudain bien moins grande, bien moins triste. Et puis, les récents évènements qui ont fait jaser tous les médias l’intriguent et l’amusent, alors elle reste, pour voir comment tout ça va évoluer. Elle se dit qu’elle devrait reprendre ses études, comme tous les jeunes de son âge, ou au moins trouver un job. Mais à quoi bon ? Pour faire quelque chose de sa vie ? Selon ses calculs, elle est censée mourir dans quatre ans, alors elle ne voit pas à quoi ça pourrait bien lui servir. Tout ce qu’elle souhaite, c’est se trouver de nouveaux compagnons de débauche en attendant que les siens débarquent à Boston pour la rejoindre.