Papa a des responsabilités. Papa est haut placé dans son travail, c'est pour ça qu'il est souvent absent. Et pourtant ça ne nous dérange pas beaucoup, car quand papa est là, il tape maman. Il tape aussi Jackson et moi si on n'est pas sages. Mais maman elle n'a rien fait. Maman est parfaite, elle est belle et gentille. Je ne comprends pas pourquoi papa lui fait du mal, et ça nous révolte mon frère et moi. Maman nous explique que papa a beaucoup de travail et qu'il agit comme ça à cause du stresse et des grosses responsabilités qu'il a sur les épaules. Maman ment pour nous rassurer. Il n'a rien sur ses épaules. Jackson dit que papa est un enfoiré. Je sais pas ce que c'est, mais c'est surement quelqu'un de violent. Jackson se détend en faisant de la boxe, moi en peignant. Quand je plonge dans mes peintures on ne peut plus m'arrêter. Ça plait beaucoup à maman. Elle les trouve belles. Alors je continue à peindre pour elle. Elle s'en sert pour nous raconter des histoires à Jackson et moi. Je ne comprends pas pourquoi Jackson ne m'aime pas. Ça a commencé quand papa a frappé maman devant nous. Et depuis, chaque fois que maman nous raconte l'une de ces belles histoires, il dit que c'est n'importe quoi, que les mondes dans lesquels on est heureux et où on saute sur les nuages n'existent pas. Moi j'y crois. J'ai envie d'y croire. Je me réfugie dans les histoires de maman pour fuir la réalité. Elle me caline, on rit ensemble... Elle est mon rayon de soleil derrière le tonnerre que forme papa. Elle, elle provoque l'arc en ciel. Notre relation est fusionnelle et je l'aime énormément. Je crois que Jackson est jaloux. Mais s'il le voulait, il aurait pourtant sa place dans notre monde. J'aime mon frère malgré tout. Je sais qu'il souffre.



Les années passèrent ainsi, se ressemblant l'une sur l'autre, sauf qu'au fil du temps, maman était de plus en plus fatiguée et malade. Moi ça me rendait malheureux, et je frappais contre ma porte pour extérioriser. Mais je n'aimais pas ma violence, je ne voulais pas devenir comme papa et Jackson... Alors j'étouffais un cri dans mon oreiller et j'allais peindre. Je me rappelle une fois, je suis allé voir maman qui pleurait. Je lui ai fait un petit sourire, je lui ai tendu la main, et je lui ai dit:

Tu viens? On va au pays des merveilles. Tous les deux.

Ça l'avait fait sourire. Elle m'avait pris dans ses bras... J'étais malheureux.

Puis est arrivé ce jour... J'avais treize ans. Je n'en ai jamais reparlé car cela me terrorise, je refuse totalement de raconter ce qu'il s'est passé. Alors vous n'avez qu'à imaginer que vous lisez dans mes pensées et qu'un flash back violent s'y déroule:

Maman maman on va être en retard au cours de peinture!

Je cours partout dans la maison je suis toujours excité avant mon cours de peinture et en plus papa n'est pas là alors j'en profite. Je bouscule des trucs sur mon passage sans le faire exprès. Au loin je vois mon frère dans la chambre et lui saute dessus en riant, le plaquant contre le lit. Il n'a pas trop aimé. Il m'a poussé violemment, me faisant tomber.

Dégage William!

Je suis triste. Je sais qu'il va mal et je n'arrive pas à le faire rire. Assis par terre, lui sur le lit, je le regarde et lui sourit tristement.

Aller Jackson. Rit. Aller!

Je me redresse et le chatouille, il me met un poing dans le ventre et part en courant. Ça fait mal. Mais j'ai plus mal au coeur qu'au ventre en ce moment. Jackson est enfermé dans les toilettes et il pleure. Les yeux brillant, je me rapproche de la porte et tend ma main vers celle-ci, hésitant et malheureux.

Jackson...?

Pas de réponse. Maman arrive derrière moi et pause ses mains sur mes épaules.

Aller mon grand on va être en retard.

Je me tourne vers elle, les yeux tristes.

Ne t'inquiète pas Willy. J'irai le voir en rentrant. Il a besoin d'être seul pour l'instant.

J'acquiesce d'un faible signe de tête et suis maman jusqu'à la voiture. Sur le trajet, je voyais les mains de maman trembler sur le volant. Elle allait très mal, et je m'en voulais de la faire conduire. Elle aurait du rester au lit. Je n'aurais pas du aller à mon cours de peinture. Les mains de maman se crispaient sur le volant. Elle avait l'air ailleurs. Elle ne me parlait pas. Je la regardais d'un air inquiet, les yeux brillant. Je n'osais rien dire pour ne pas la rendre encore plus triste. C'est là que le camion est arrivé très vite sur notre droite.

MAMAN!!!

Elle tourna vite le volant par réflexe. On avait évité le camion, mais pas la barrière. La voiture fit des tonneaux, et je ne comprenais plus très bien ce qu'il se passait. Je n'ai pas eu le temps d'y penser. La voiture était retournée, à moitié écrasée sur le sol. Je tentai de me détacher pour sortir mais je n'y arrivais pas. Maman ne bougeait plus.

MAMAN! MAMAN!

Je me débat, paniqué, les larmes coulent à flot sur mes joues alors que je hurle. Des gens avaient vu la scène et appelé la police et les pompiers. Ils arrivaient. Ils réussirent à me sortir de là et ils voulaient m'empêcher de voir maman pendant qu'ils la sortaient. J'ai fini par éclater en sanglots contre un policer. Maman est morte... Maman est morte... Je devais me mettre ça dans la tête. Non. Elle est toujours là. Elle est toujours là! Je me mis à me débattre et à hurler alors qu'on essayait de me calmer. On appela ma famille et mon père vint avec Jackson. Mon père déposa sa main sur ma tête pour me consoler et je la rejetai avec violence.

C'est de ta faute! C'est de ta faute!!!

Puis on était rentrés pour reprendre notre vie d'avant. Sans maman. Je ne pouvais pas vivre sans maman. Jackson me haïssait pour de bon, il disait que c'était de ma faute et de mon foutu cours de peinture. J'ai arrêté la peinture. Je me suis réfugié dans ma chambre. Je ne parlais plus. Finit le petit garçon heureux. Mais de temps en temps, je regardais l'une de mes toiles, et j'imaginais maman danser dans ce paysage. Elle me souriait et me disait qu'elle était heureuse, dans le monde des merveilles. J'ai repris la peinture petit à petit, pour elle. J'imaginais qu'elle vivait à travers mes tableaux. Je n'arrêtais plus de peindre, encore et encore, pour la faire revivre.


Jackson quitta la maison à seize ans, je ne le revis plus jamais. Plus de nouvelles, je ne savais même pas où il était parti. J'étais seul avec papa. J'avais quatorze ans. J'encaissais les coups. Jusqu'au jour où je partis vivre chez ma tante. La sœur de ma mère. Elle était gentille avec moi. Elle m'emmena voir un psychologue. Il parait que j'ai la maladie de Peter Pan, ou quelque chose comme ça. Moi je ne comprends pas. Je me trouve normal. Il ne m'aidait pas vraiment, car je m'enfonçais petit à petit dans mes rêves et dans mon monde d'enfant, celui que maman m'avait créé. Je la voyais danser au cœur de mes toiles et ça me rendait heureux. Maman. Où es-tu? Je veux venir. Je veux venir avec toi au pays des merveilles. Cette vie dura quelques années. Onze ans pour être précis. J'avais vingt cinq ans, et il était temps pour moi de voler de mes propres ailes. Ma tante m'aida à trouver du travail dans un magasin de jouets. C'était là que j'étais le plus doué, avec la peinture. Elle m'encourageait à exposer mes toiles mais je refusais. C'était notre jardin secret, à maman et moi. Je ne les exposerai pas, je ne les vendrai pas. Elles étaient à nous. Je pouvais voir maman quand je le désirais à travers elles.

Aujourd'hui j'ai 43 ans. Je n'ai plus de famille. Ma tante est décédée d'un cancer. Je n'ai jamais eu de nouvelles de mon frère ni de mon père. Je vis affreusement seul, je me referme dans ma bulle, dans mes jeux vidéos et mes jouets. J'aime mon travail aussi. Je n'ai jamais abandonné là peinture. Je vivais une vie monotone et réglée, sans imprévus. Je parvenais toujours à être joyeux, même dans les moments difficiles. Je continuais à voir le psychologue car ça avait toujours été ainsi. J'avais peur du changement, j'avais besoin d'une vie stable. Mais ce jour là, je reçus un appel de la police de Boston m'indiquant que mon frère était porté disparu. Il vivait donc à Boston? Disparu? Je surmontai mes angoisses et pris l'avion pour me rendre à Boston le retrouver. Car oui, je le retrouverai. Après tout, nous étions frères non? Les liens du sang nous font faire des choses insensées.